Sociologie...

Publié le par association de liloufoc à liloustic

loteries jeudi1 juillet 2010
 
L’argent du gros lot fait-il le bonheur?

(Keystone)

 
(Keystone)

Dans leur dernier ouvrage, les sociologues Michel et Monique Pinçon analysent le parcours des grands gagnants du Loto. Interview

 

En une seconde, leur vie bascule. Finies les fins de mois difficiles, les autos d’occasion et les économies sur le chauffage. En empochant subitement plusieurs millions, les gagnants du Loto peuvent s’acheter du rêve. Devenir propriétaire, démissionner de leur travail ou rembourser leur hypothèque.

La belle vie? Pas toujours. Passé le choc de la nouvelle, qui provoque souvent des malaises physiques, ces nouveaux riches doivent oublier leur ancienne identité et trouver un sens à leur bonne étoile. Pendant deux ans, les sociologues français Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot ont interrogé cent grands gagnants, qu’ils ont pu rencontrer en toute confidentialité par l’intermédiaire de la Française des Jeux. Il en résulte un excellent ouvrage, publié chez Payot. Dans la lignée de Pierre Bourdieu, leur travail analyse la notion de classe et de capital culturel. Michel Pinçon revient sur les aventures de ces «Millionnaires de la chance».

 

Le Temps: Vous avez passé deux années aux côtés des nantis. Ce doit être assez agréable, comme sujet d’études…

Michel Pinçon : En effet, nous avons eu l’occasion de monter dans de très belles voitures! Plus sérieusement, mon épouse et moi-même travaillons depuis longtemps sur la question de l’héritage, comme dans ces vieilles familles où il existe un apprentissage spécifique pour assumer son patrimoine.

 

Avec le Loto, nous avons expérimenté une situation nouvelle car les gagnants ne sont absolument pas préparés à cette fortune qui tombe du ciel.

– L’argent fait-il le bonheur?

– Je dirais que l’argent favorise le bonheur, mais ne le crée pas. D’un côté, il offre une certaine aisance et des facilités dans la vie quotidienne. De l’autre, il peut amplifier les difficultés sociales et relationnelles présentes avant le miraculeux gain. Une fois millionnaires, certaines personnes rompent ainsi tous les liens avec leurs parents ou leurs amis.

 

– Mais gagner au Loto n’est-il pas le fantasme de tout un chacun? «Ah si j’étais riche…»

– Les personnes que nous avons rencontrées, pour la plupart, étaient modestes et dans le ­besoin. Pour ces familles, la voiture qui tombe en panne ou la cheminée obstruée est une catastrophe. Avec l’argent du Loto, ces gens oublient ces tracas qui leur empoisonnent l’existence. Ne vous y trompez pas: ils ne tombent pas dans la luxure ou l’inactivité. Les gagnants les plus accomplis sont ceux qui ont fait plaisir à leurs proches ou investi dans leur passion. Je me souviens de cette famille de maçons, les Henriot*, qui a créé son entreprise. Ou ce fan de chasse qui a acheté ses propres terres pour organiser des battues géantes avec ses amis.

– La plupart de vos exemples sont heureux. Y aurait-il une justice?

– Les intellectuels ont coutume de décrier le Loto. Mais en réalité, ce n’est pas une pratique si négative que cela. Un tiers des mises revient à l’Etat français, ce qui en fait une sorte d’impôt déguisé. En plus, l’égalité des chances est garantie.

– Dans l’ouvrage, vous parlez d’un jeune couple de gagnants qui ont du mal à profiter de leur gain. On dirait qu’ils se sentent coupables…

– Les personnes avec une sensibilité de gauche ont plus de difficultés à légitimer leur profit. Pour eux, c’est un peu scandaleux, d’autant plus qu’ils n’ont pas travaillé pour obtenir cet argent. Ils constatent également qu’en plaçant leurs millions prudemment, leurs intérêts bancaires sont faramineux. Ils font partie d’un système qu’ils dénoncent. C’est dur à accepter.

– Des gagnants ont-ils déjà refusé d’empocher leur gain?

– Non, jamais. En revanche, certains le cachent – même à leurs enfants.

 

– Leur fortune reste donc totalement secrète?

– Exactement. Un homme a par exemple reçu 20 millions d’euros. Son salaire d’origine était de 2000 euros par mois et désormais, il en touche 20 000, sans rien faire. Il n’a presque pas parlé de sa chance à ses proches et comme il ne savait pas comment dépenser ces 20 000 euros, il les replaçait à chaque fois. La Française des Jeux déconseille pourtant de vivre dans le mensonge.

A l’inverse, l’aveu du gain a parfois entraîné des complications…

C’est le cas de la famille Baraket*, qui vivait dans une banlieue défavorisée. La rumeur de leurs 75 millions d’euros s’est propagée et l’ambiance du voisinage a dégénéré. Cette famille a dû être «exfiltrée» par la Française des Jeux. Les deux parents vivent désormais à Genève.

 

– Toucher 2, 10 ou 50 millions d’euros, ce n’est donc pas si facile?

– Je crois que le plus dur est de devoir se reconstruire autrement. Il faut trouver des manières d’utiliser cet argent, faire face à son patron ou à son banquier… Tous les héros du livre, à des degrés divers, doivent affronter un traumatisme, c’est pourquoi nous avons parlé de «catastrophe heureuse». Il faut s’habituer à ne plus être exactement le même, aux yeux de la société mais aussi en soi – c’est ce que Vincent de Gaulejac appelle la «névrose de classe». Lors d’un voyage à Paris, certains gagnants passaient pour la première fois devant les boutiques de Saint-Germain-des-Prés. Ils regardaient les prix et n’y croyaient pas. Ils n’auraient jamais envisagé d’acheter un objet dans ces magasins, alors même qu’ils pouvaient largement se l’offrir. D’ailleurs, quand la Française des Jeux les invite, elle ne choisit pas l’hôtel le plus mondain.

 

– Vous dites que dans ces hôtels, les gagnants prennent des photos, comme s’ils étaient en visite au musée.

– Ils sont toujours au spectacle. Même avec tout cet argent, ils ne feront jamais partie de ce monde – du moins pour ceux qui étaient les plus modestes.

– Jouez-vous au Loto?

– Ce livre nous a prouvé qu’on pouvait gagner! Alors nous jouons de temps en temps. Comme dit le slogan de la Française des Jeux: «A qui le tour?»

* Tous les noms sont des pseudonymes.

Les millionnaires de la chance,

Rêve et réalité, par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Payot, 2010.

LeTemps.ch

 

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